Histoire des techniques japonaises selon Tessa Morris-Suzuki
Published:: 2021-05-26
Author:: William Favre
Topics:: [Japan] [Technologies ] [Science]
Tessa Morris-Suzuki, The technological transformation of Japan : from the seventeenth to the twenty-first century, Cambridge: Cambridge University Press, 1999, 304 p.
L’autrice
L’autrice de ce livre est la professeure australienne Tessa Morris-Suzuki, actuellement professeure de langue et d’histoire japonaise à l’Université Nationale d’Australie. Elle a effectué plusieurs recherches concernant toute la zone de l’Asie orientale sur des sujets allant de l’histoire technologique à l’histoire économique en passant par l’histoire impériale. Ses derniers projets en date ont été On the Frontiers of History: Rethinking East Asian Borders (2020), Japan's Living Politics (2020), deux projets parallèles où elle explore d’un point de vue transnational l’histoire du tracé des frontières des différents territoires d’Asie orientale et les pays de la région (Chine, Corée du Nord et du Sud, Japon et Taïwan), tandis que le second projet porte sur l’anthropologie politique et comment les mouvements sociaux agissent depuis le bas de l’échelle sociale en contexte de crise. De manière plus large, ses intérêts de recherche se concentrent sur le présent et le passé des populations indigènes de la frontière russo-japonaise, les mouvements populaires et les stratégies de survie en Asie du Nord-Est, la Guerre de Corée et son contexte et bien d’autres.
Résumé
Le livre traite de la transformation technologique longue qui modifie profondément la société japonaise dans son ensemble sur une période allant du XVIIe au XXIe siècle. Ces dates correspondent à la fin de l’époque Sengoku (Sengoku jidai 戦国時代1477-1573 ou 1603) en 1603 et la fondation du shogunat des Tokugawa à la période de la parution de l’ouvrage en 1999. Du point de vue technologique et technique, cet ouvrage couvre les périodes qualifiées de proto-industrialisation et d’industrialisation, où l’archipel connaît une croissance économique qui s’accélère avec l’industrialisation mais aussi une augmentation de progressive de ses capacités productives d’un aspect économique. Les dynamiques présentées ici sont les traits les plus saillants de phénomènes à l’impact bien plus global sur la société japonaise et l’affectant dans son ensemble. Un des partis-pris de l’ouvrage de Tessa Morris-Suzuki est de traiter la proto-industrialisation et l’industrialisation comme deux épisodes interconnectés d’un phénomène plus global et plus profond. L’orientation technologique a été choisi en écho à la situation actuelle du pays, qui est réputé pour sa technologie et sa capacité à innover dans ce domaine. L’un des tours de force est d’avoir parvenu à historiciser cette situation qui semble contemporaine et démêler les entrelacements à travers le temps, à en restituer l’épaisseur. Le traitement d’une séquence temporelle telle prend alors tout son sens pour comprendre les dynamiques à l’œuvre et appréhender l’entièreté du phénomène, de même que ses différentes étapes.

Le parcours discursif de l’ouvrage est découpé en trois parties : la période prémoderne (1603-1897), la période moderne (1868-1945) et la période de contemporaine depuis 1945. Les différentes césures suivent le découpage classique de l’histoire japonaise entre les trois époques les plus récentes de l’histoire récente du Japon. Ce découpage se fonde en bonne partie sur des critères de l’histoire politique et militaire de l’archipel. Le choix de s’appuyer sur des démarcations que nous pourrions considérer comme « conventionnels » a pour mérite d’être partagé et accepté par une majorité de la communauté scientifique travaillant sur le Japon. Un second avantage est le fait que celles-ci fassent consensus, ce qui permet d’éviter l’emploi de candidats plus contestables parmi les multiples propositions possibles. Malgré le confort procuré par la sélection de dates d’une histoire politico-militaire, l’histoire des technologies et des techniques pourrait obéir à d’autres chronologies que celle de l’histoire politique. Par exemple, la date de la Restauration de Meiji de 1868, servant de date de délimitation entre les parties I et II, semble ne plus être le candidat le plus pertinent pour séparer les époques prémoderne et moderne au prisme des travaux récents. Une datation plus pertinente pourrait se situer soit en amont ou en aval de 1868, avec l’ouverture des ports suites aux traités inégaux de 1854 et 1855 ou l’arrivée des premiers conseillers étrangers (O-yatoi gakokujin お雇い外 国人) dès 1869-1870.

En dépit du découpage chronologique, l’un des grands points forts de l’ouvrage de Tessa Morris-Suzuki est son argumentation basée sur les réseaux. Par réseaux, nous entendons des individus liés entre eux par divers liens sociaux, dont les agissements collectifs provoquent les changements observés par Tessa Morris-Suzuki. L’essai a comme point fort d’ancrer l’innovation et le changement technologique ayant cours du XVIIe au XXIe dans un contexte social et économique ; non pas comme un système évoluant sans intervention extérieure. Au contraire, la société japonaise et ses artefacts évoluent de concert de manière dynamique, sans parler de la dimension environnementale. Il s’agit d’une causalité tripartite qui permet d’appréhender rigoureusement les changements dans toute leur complexité (raisons, chronologie, extension, rapidité de celui-ci). Ainsi, cette perspective permet d’expliquer pourquoi il est nécessaire de remonter au Japon prémoderne, plus de deux siècles avant le début de l’industrialisation. Le shogunat des Tokugawa transmet comme héritage la volonté d’exploiter au maximum les ressources disponibles en employant différents moyens à disposition du domaine par exemple. La nature fragmentaire du monde politique japonais entre le XVIIe et le XIXe fournit les raisons expliquant les modalités économiques de changement technologique mais aussi les voies de circulations des savoirs dans les différentes régions de l’archipel pacifié. Enfin, l’intérêt de la période Edo repose dans sa stratification sociale en rapport avec la trajectoire de l’évolution technique. Certains milieux plus que d’autres, notamment les guerriers de rang intermédiaire et les marchands urbains fournissent une contribution plus importante que d’autres classes sociales dans la diffusion de certains savoirs tels que les études hollandaises (rangaku 蘭学) ou dans la recherche de méthodes permettant des gains de productivités et à terme de profits. Il n’est alors pas étonnant que ceux-ci prennent un rôle important dans le processus d’industrialisation de l’ère Meiji.

La dimension spatiale ou géographique, dans son acceptation régionale que globale, acquiert toute son importance lorsqu’il s’agit d’étudier de plus près les dynamiques techniques et technologiques dans l’espace de l’archipel. Le binôme centre-périphérie y prend tout son sens comme outil épistémologique car les asymétries spatiales entre diverses régions du Japon comporte un rôle important dans la mutation technologique de l’archipel, qui est résolument polycentrique. La multitude des domaines et de le système de résidences alternées (sankin kōtai 参覲交代) une année sur deux mettent en branle trois tendances : 1) une nouvelle forme de compétition économique entre différents domaines 2) une spécialisation de certaines seigneuries vers des activités du secteur secondaire lorsque les ressources naturelles du domaine font défaut 3) du développement d’une économie urbaine de marché où se concentrent les activités commerciales. La répartition des ressources naturelles et humaines et la physionomie topographique d’un site modèlent les flux de circulation entre les différents points d’un espace. Les littoraux et les zones portuaires s’avèrent être les points nodaux et de portes d’entrée de la circulation des savoirs et des objets techniques dans l’archipel. Les sites portuaires, grâce à la proximité avec le milieu marin, orientent leur activité économique vers le commerce plus ou moins longue-distance. Les zones périphériques ceinturant les noyaux urbains concentrent des agglomérations qui se tournent vers des activités économiques adaptés à la demande des populations citadines composées de marchands, de guerriers et d’artisans.

La dimension locale n’élucide pas pour autant tous les aspects de la modification des cultures techniques de l’archipel, il est nécessaire de se tourner vers l’extérieur pour considérer l’entièreté du tableau présenté par Tessa Morris-Suzuki. La dimension globale s’immisce dans la circulation des biens et des savoirs, notamment avec la notion de « transfert de technologie ». Le transfert de technologie véhicule une connotation de simple transposition d’un savoir d’un contexte culturel à un autre sans altération de sa nature. Or il s’agit de tout l’inverse, il faudrait plutôt parler de « traduction technologique » car les technologies sont conçues dans un contexte culture particulier et que sa greffe dans un nouveau cadre culturel nécessite la reformulation de celles-ci pour qu’elles puissent s’insérer et s’adapter à cette nouvelle donne. Ce phénomène prend une importance particulière dès la période Meiji parce que l’État de Tōkyō importe massivement toute une gamme de technologies occidentales tout en la réinterprétant pour l’adapter au contexte japonais. Cette réinterprétation passe fréquemment par un remaniement des savoirs obtenus en fonction des moyens, des connaissances techniques locales et des besoins locaux ou des demandes de l’État.
Critiques
Après avoir exposé les différents points saillant de la thèse de Tessa Morris-Suzuki, penchons-nous à présent sur les remarques sur le livre. D’une manière globale, la réflexion développée par Morris-Suzuki tout au long de son ouvrage est très fournie et son appareil critique dense. Une des grandes forces de sa démarche réside dans la facilité avec laquelle elle passe d’une échelle d’analyse à l’autre en fournissant des exemples nombreux et dûment analysés. Ils ne foisonnent pas non plus au point d’être superflus dans le courant de sa didactique. Elle parvient également à illustrer assez précisément l’émergence ainsi que le rôle de l’acteur étatique dans les processus transformatifs des savoirs et des pratiques techniques à partir du mi-temps du XIXe siècle à l’époque de parution du livre.

Certains points laissent tout de même à désirer lors de la lecture de l’ouvrage, plus sur le fond que sur la forme, dont il a paru opportun de souligner la qualité et la clarté de transmission du message. Bien que ce travail ait acquis grâce à la pertinence de sa matière un statut de classique dans la littérature sur l’histoire japonaise, il paraît important de ne pas céder à une forme d’aveuglement face à ses éventuels manquements. Au-delà de certaines contestations sur le plan chronologique, nous pourrions revenir sur l’un des outils majeurs de son outils, à savoir l’opposition centre-périphérie. Le récit de l’industrialisation de l’archipel présenté par la chercheuse australienne tend à octroyer une place plus importante qu’escompté au centre, à savoir aux efforts fournis par l’État central dans le développement des nouvelles solutions aux besoins techniques de l’industrie locale. Il aurait fallu à cet égard appuyer plus lourdement encore sur la part déterminante des acteurs périphériques dans le décorticage de l’industrialisation rapide du pays. Le second point contestable dans l’enquête de Tessa Morris-Suzuki réside dans le traitement de l’objet d’étude en lui-même. La démarche consiste à élucider les raisons profondes et le déploiement des étapes successives de la transformation technologique du Japon d’une perspective diachronique et du réseautage social. Le progrès technologique est considéré comme une trajectoire favorable, comme un tour de force. Le discours est certes nuancé en certains endroits de l’analyse par signaler la nuisance provoquée par les fruits de cette évolution longue, telles les eaux polluées de la baie de Kamaishi par les usines sidérurgiques. À l’instar de Brett Walker, qui montre l’envers de ce qui est montré telle une success story, il aurait paru profitable de mettre en avant les résistances et les différentes retombées de ces percées technologiques à différents niveaux pour fournir une reconstitution plus circonstanciée sur les implications sociales et environnementales découlant de la transformation des cultures techniques du Japon.
Conclusion
L’investigation de l’historienne rejoint pertinemment le thème de l’histoire globale des techniques. Elle expose une histoire d’un processus concernant les techniques et plus spécifiquement les outils permettant la survie des hommes dans un environnement donné. Elle ancre de plus ce changement lent dans un contexte social dans un aller-retour d’influence entre les sociétés humaines et les objets qu’elles engendrent pour les assister dans leur vie quotidienne. L’exposé menée par Tessa Morris-Suzuki se veut par ailleurs à portée globale, à ne pas regarder un territoire unique mais d’observer comment différentes parties du monde peuvent influencer une région du pays et de comprendre comment celle-ci impacte en retour ses voisins ou la culture technique de territoires plus lointains.

L’ouvrage apporte un regard intéressant sur la matière du séminaire, que nous pourrions exporter à d’autres territoires étudiés. L’une des principales leçons qui peut en être tirée est l’existence d’une multitude de trajectoire que peut adopter l’histoire d’une société et de son ensemble techno-culturel. De part cette interconnexion intime, il est possible de considérer la technologie et l’innovation tel un produit culturel et d’expliquer les inflexions de sa trajectoire par des causes contingentes, par un enchaînement de différentes causalités. Une deuxième leçon reprend la possibilité de multiples trajectoires des parcours, en y instillant la variable de la vitesse. L’évolution technologique est loin d’un processus linéaire mais se révèle être au contraire un processus discontinu avec des phases plus lentes ou plus rapides. Il convient de se demander alors quelles sont les facteurs derrière la perte ou le gain de vitesse de l’évolution des mutations techniques d’une société. Pour conclure, la leçon primordiale fournie par l’étude de la chercheuse se situe au niveau chronologique : l’importance de la longue durée. La longue durée permet de capter les tendances de fond sous-jacentes à différentes tendances qui semblent à première fois extrêmement rapides mais à l’ancrage temporelle bien plus profond, tel le lien entre proto-industrialisation et sa successeuse l’industrialisation.